GettyImages-1158977976.jpg
30 septembre 2024 | de Michel Konzelmann

Réadaptation musculosquelettique et consommation d’antalgiques

Nous avons étudié rétrospectivement la consommation d’antalgiques en réadaptation musculosquelettique. Nous décrivons ici les facteurs psychologiques associés à cette consommation, ainsi que son influence sur les questionnaires et les tests fonctionnels réalisés durant le séjour.

Table des matières

      Dr Michel Konzelmann, centre d’évaluation et de consultations, service de recherche des cliniques suva, clinique romande de réadaptation, avenue du grand champsec 90,1950 Sion 

      Philippe Vuistiner, service de recherche des cliniques suva, clinique romande de réadaptation, avenue du grand champsec 90, 1950 Sion 

      Dr Cyrille Burrus, service de réadaptation de l’appareil locomoteur, service de recherche des cliniques suva, clinique romande de réadaptation, avenue du grand champsec 90,1950 Sion 

      Dr Bertrand Léger, service de recherche des cliniques suva, clinique romande de réadaptation, avenue du grand champsec 90, 1950 Sion 

      PD Dr François Luthi, service de réadaptation de l’appareil locomoteur, clinique romande de réadaptation, avenue du grand champsec 90, 1950 Sion.
      Division de médecine physique et réadaptation, département de l’appareil locomoteur, centre hospitalier universitaire vaudois, 1001 Lausanne 

      Introduction

      En Suisse comme dans le reste du monde, la consommation d’antalgiques, et d’opioïdes en particulier, est en constante augmentation (1). Ces prescriptions sont particulièrement fréquentes dans les pathologies de l’appareil locomoteur (2), incluant les conséquences des accidents. Dans une étude sur une population d’accidentés, issue des banques de données de la Suva (3), Müller et coll. ont montré que la prescription de tous les types d’antalgiques avait augmenté de manière disproportionnée entre 2008 et 2018 (par exemple + 88 % pour les opioïdes forts pour tous les types de lésions). Pour le métamizole et les coxibs, l’augmentation était même plus importante à la suite de blessures musculosquelettiques mineures, comparativement à des blessures sévères. Plus récemment, Scholz et coll. (4), toujours grâce à la banque de données de la Suva, ont recherché les facteurs associés à la prescription d’opioïdes après une blessure musculosquelettique. La sévérité, le type et la localisation de la lésion influençaient l’utilisation d’antalgiques, et en particulier d’opioïdes, avec une prescription d’opioïdes forts non seulement après fractures, mais aussi après des lésions mineures et superficielles. Les auteurs concluent que d’autres facteurs que la sévérité lésionnelle jouent probablement un rôle dans la prescription d’opioïdes.
      Il n’existe aucune donnée sur la consommation d’antalgiques en réadaptation musculosquelettique. Les seules données disponibles émanent des cliniques de la douleur (5) ou encore après chirurgie orthopédique élective (6, 7).
      Les objectifs de notre étude étaient multiples; d’abord, établir un état des lieux de la consommation d’antalgiques, et en particulier des opioïdes, dans notre population de travailleurs accidentés nécessitant une réadaptation stationnaire en raison de douleurs et de limitations fonctionnelles persistantes; ensuite, rechercher quels étaient les facteurs psychologiques associés à la prise d’antalgiques; enfin, étudier les associations entre la prise d’antalgiques, les questionnaires d’auto-évaluation et les tests fonctionnels réalisés à l’entrée et à la sortie du séjour. Une partie seulement de ces données a déjà été publiée (8, 9). 

      Matériel et méthodes

      À la Clinique Romande de Réadaptation (CRR), nous avons mené une étude rétrospective de 2014 à 2021 sur la consommation d’antalgiques dans le service de réadaptation de l’appareil locomoteur. Tous les patients âgés de 18 à 65 ans hospitalisés dans le service étaient inclus si la douleur durait depuis plus de trois mois. Nous avons exclu les polytraumatisés, les amputés et les brûlés qui constituent un groupe de patients avec des problématiques spécifiques.

      Les variables socio-démographiques et cliniques ont été recueillies à l’entrée par l’anamnèse médicale (cf. tableau n° 1). Les questionnaires sont remplis par les patients à l’entrée et à la sortie sous supervision du personnel infirmier à l’aide d’un stylo numérique qui permet d’intégrer les données directement dans le dossier du patient. Les tests fonctionnels sont réalisés à l’entrée et à la sortie par les physiothérapeutes ou les ergothérapeutes. (cf. tableau n° 2).

       

      Tableau n° 1 : variables socio-démographiques et cliniques

      VARIABLES
      SOCIO-DÉMOGRAPHIQUES
      VARIABLES
      SOCIO-DÉMOGRAPHIQUES VARIABLES 
      CLINIQUES, DOULEUR ET QUESTIONNAIRES PSYCHOLOGIQUES
      Âge
      Genre
      IMC 
      Statut marital
      Travail à temps partiel/plein temps
      Accident durant le travail ou les loisirs

       
      Sévérité de la lésion (AIS)
      Délai entre accident et réadaptation
      Localisation du traumatisme (membre supérieur, membre inférieur, rachis)
      Nombre de chirurgies
      Comorbidités (CIRS)
      Douleur sévérité/interférence (Questionnaire BPI)
      Douleur neuropathique (Questionnaire DN4)
      Anxiété et dépression (Questionnaire HADs)
      Kinésiophobie (Questionnaire TSK)
      Croyances et évitement (Questionnaire FABQ)
      Catastrophisme (Questionnaire PCS)
      IMC: Indice de Masse Corporelle; AIS: Abbreviated Injury Scale; CIRS: Cumulative Illness Rating Scale; BPI: Brief Pain Inventory; DN4: Douleur Neuropathique 4; HADs: Hospital Anxiety and Depression scale; TSK: Tampa Scale of Kinesiophobia; FABQ: Fear Avoidance Beliefs Questionnaire; PCS: Pain Catastrophizing Scale

      Tableau n° 2: questionnaires du fonctionnement et tests fonctionnels utilisés

      QUESTIONNAIRES DU FONCTIONNEMENT TESTS FONCTIONNELS
      TOUS LES PATIENTS 
      (Capacités fonctionnelles globales)
      Questionnaire HFS (membre supérieur)
      Questionnaire SFS (membre inférieur et rachis)
      TOUS LES PATIENTS
      Test des 6 minutes (marche)
      Steep Ramp Test (SRT) avec calcul du MSEC (endurance)
      PILE test (port de charges)
      MEMBRE SUPÉRIEUR
      Questionnaire DASH
      MEMBRE SUPÉRIEUR
      Jamar® (force de la main)
      Bilan 400 points (évaluation fonctionnelle de la main)
      MEMBRE INFÉRIEUR
      Questionnaire HOOS (hanche)
      Questionnaire IKDC (genou)
      Questionnaire KOOS (genou)
      Questionnaire FAAM (cheville-pied)
      MEMBRE INFÉRIEUR
      Force isométrique du quadriceps
      Équilibre unipodal
      Test assis-debout (5 fois)
      Test des escaliers sur 60 secondes
      RACHIS
      Questionnaire NDI (rachis cervical)
      Questionnaire Oswestry (rachis dorso lombaire)
      RACHIS
      Gainage sphinx
      Test assis debout (5 fois)
      Test des escaliers sur 60 secondes
      HFS: Hand Function Sort; SFS: Spine Function Sort; DASH: Disabilities Arm Shoulder and Hand; HOOS: Hip disability and Osteoarthritis Outcome Score; IKDC: International Knee Documentation Committee; KOOS: Knee injury and Osteoarthritis Outcome Score; FAAM: Foot and Ankle Ability Measure; SRT: Steep Ramp Test; MSEC: Maximum Short Exercise Capacity; PILE: Progressive Isoinertial Lifting Evaluation.

       

       

      Nous avons classé les patients en trois groupes à l’entrée et à la sortie selon leur prise d’antalgiques : pas d’antalgiques (PA), antalgiques non opioïdes (ANO) et antalgiques opioïdes (AO). Dans le groupe AO, les patients pouvaient prendre aussi d’autres antalgiques en plus.

      Des comparaisons statistiques entre les trois groupes ont été réalisées, en ce qui concerne les données socio-démographiques, cliniques et les résultats aux différents questionnaires et tests fonctionnels. Nous avons comparé ces trois groupes à l’entrée, à la sortie ainsi que sur la différence entrée/sortie pour les différents questionnaires et tests. Nous présentons les statistiques descriptives sous forme de moyenne (écart-type [ET]) pour les variables continues, à l’exception du délai avant l’hospitalisation qui est indiqué sous forme de médiane (intervalle interquartile [IQR]). Les variables catégorielles sont décrites par un nombre (pourcentage). Pour évaluer les différences entre les trois groupes de personnes, des ANOVA (analyse de variance) à sens unique ou des tests de médiane ont été utilisés pour les variables continues et des tests du chi carré pour les variables catégorielles. L’hypothèse de normalité des distributions a été vérifiée visuellement à l’aide d’histogrammes. 

      Pendant la durée de l’étude, tous les patients hospitalisés ont suivi un programme thérapeutique 5 jours sur 7 pendant 4 à 5 semaines. Ce programme comprenait diverses thérapies (physiothérapie, ergothérapie, entraînement médical thérapeutique etc…) ainsi qu’une prise en charge psychologique, sociale ou la participation à des ateliers professionnels si besoin.

      Cette étude a été validée par la commission cantonale d’éthique de la recherche sur l’être humain (CER-VD Lausanne, Project-ID 2022-00366). L’étude a été conduite en accord avec la déclaration de l’association médicale mondiale. Tous les patients qui ont participé ont donné leur consentement.

      Résultats

      Population étudiée, consommation d’antalgiques, état psychologique.

      Notre échantillon de 4350 patients était composé de 84 % d’hommes, avec un âge moyen de 44 ans, hospitalisés à plus d’une année de l’accident (médiane). 40 % ne prennent aucun antalgique à l’entrée, 40 % prennent des antalgiques non opioïdes (AINS, Paracétamol, gabapentinoïdes, Métamizole, antidépresseurs utilisés comme antalgiques) et 20 % prennent des opioïdes. Le groupe AO par rapport au groupe PA rapporte plus de douleurs (2 points de plus sur l’EVA), est plus anxieux et déprimé et présente surtout une plus grande propension au catastrophisme. Le groupe ANO se situe entre les deux autres groupes, néanmoins plus proche du groupe AO. Le tableau n° 3 résume les données.

       

      Tableau n° 3: variables démographiques et cliniques


      VARIABLENS  Population totale (n=4350)   PA 
      (n=1723)
        
      ANO 
      (n=1754) 
       

      AO
      (n=873)

      p  
      Âge (années) (n=4350)
      Moyenne (DS)  

      44,38
      (10,82)  

       43,87 (11,34) 44,59 (10,50) 44,96 (10,34) 0,031
      Sexe (n=4350) 
      Homme
      Femme

       

      3643 (84%) 
      707 (16%) 

       

      1523 (88%) 
      200 (12%)  

       

      1440 (82%) 
      314 (18%)  

       

      680 (78%) 
      193 (22%)  

       

      <0,001  

      IMC (kg/m2) (n=4318)
      Moyenne (DS)
      28,50  
      (5,18) 
      28,19  
      (5,17)  
      28,83  
      (5,14)  
      28,47  
      (5,25)  
       0,001
      Statut marital (n=4330)
      Célibataire 
      Vivant en couple

       

      1532 (35%) 
      2798 (65%)  

       

      642 (37%) 
      1071 (63%)  

       

      591 (34%) 
      1156 (66%)  

       

      299 (34%) 
      571 (66 %)  

       

      0,063 

      Situation professionnelle avant l’accident (n=4329)
      Plein temps
      Autre

       

      3677 (85%) 
      652 (15%)  

       

      1458 (85%) 
      259 (15%)  

       

      1517 (87%) 
      200 (13%)  

       

      702 (81%) 
      163 (19%)  

       

      0,001

      Accident (n=4283)
      Durant le travail
      Durant les loisirs ou à domicile
       

       

      2413 (56%) 
      1870 (44%)  

       

      914 (53%) 
      795 (46%)  

       

      1022 (59%) 

      708 (41%)  

       

      477 (56%) 
      367 (44%)  

       

      0,004

      Temps entre l’accident et l’hospitalisation (Jours)
      (n=3804), médiane [IQR]
      390  
      [258-650]  
      389  
      [263–635]  
      390  
      [253–656]  
      391 
      [252-667]  
      0,992 

      Localisation du traumatisme (n=4350)
      Membre inférieur
      Membre supérieur
      Rachis

       

       

      1848 (42%) 
      1894 (44%) 
      608 (14%)  

       

       

      802 (47%) 
      748 (43%) 
      173 (10%)  

       

       

      761 (43%) 
      782 (45%) 
      211 (12%)  

       

       

      285 (33%) 
      364 (42%) 
      224 (26%)  

       

       

      <0,001  

      Chirurgie (n=4297)
      Oui 
      Non

       

      2903 (68%) 
      1394 (32%)  

       

      1225 (72%) 
      477 (28%)  

       

      1158 (67%) 
      579 (33%)  

       

      520
      (61%)

      338 (39%)

       

       

      <0,001  

      AIS (n=4253) 
      Score de 1 à 6
      Mineure (1)
      Modérée (2)
      Sérieuse ou plus (3 à 6)
        

       

       

      1332 (31%) 
      2283 (53%) 
      63 (15%)  

       

       

      513 (30%) 
      90 (54%) 
      26 (16%) 

       

       

      523 (30%) 
      96 (56%) 
      23 (14%)  

       

       

      296 (35%) 
      415 (49%) 
      136 (16%)  

       

       

      0,010

      CIRS (n=4290), 
      moyenne (DS)
      Score de 0 à 56

       

      4,02 (2,58)  

       

      3,90 (2,46)  

       

      3,97 (2,57)  

       

      4,36 (2,79)  

       

      <0,001  

      BPI sévérité (n=4287) 
      Score de 0 à 10 
      Moyenne (DS)

      4,83 (1,97)

      4,04 (1,96) 5,16 (1,85) 5,71 (1,66) <0,001  
      BPI interférence (n=4288) Score de 0 à 10 
      Moyenne (DS)
      4,90 (2,23) 4,08 (2,20)  5,24 (2,11)  5,82 (1,96)  <0,001  
      DN4 ≥ 4/10 (n=4237) 
      Score de 0 à 10
      1212 (29%)  355 (21 %)  545 (32%)  312 (37%)  <0,001  
      HADS anxiété (n=4008)
      Moyenne (DS)
      Score de 0 à 21
      9,98 (4,47)  9,00 (4,33)  10,43 4,44)  11,06 (4,9)  <0,001  
      HADS dépression (n=4010) Moyenne (DS)
      Score de 0 à 21
      7,75 (4,30)  6,74 (4,13)  8,13 (4,23)   9,2 (4,33) <0,001  
      TSK (n=4058), Moyenne (DS)
      Score de 17 à 68 
       45,60 (7,89)  46,9 (7,91) 46,86 (7,91) 46,86 (7,91)  <0,001  
      PCS (n=4059), Moyenne (DS)
      Score de 0 à 52
       25,12 (12,32) 21,92 (11,93)  26,51 (12,00) 28,77 (12,20) <0,001  
      IMC: indice de masse corporelle; IQR: interquartile range; PA: pas d’antalgiques; ANO: antalgiques non opioïdes; AO: antalgiques opioïdes; DS: déviation standard; AIS: Abbreviated Injury Scale; BPI: Brief Pain Inventory; CIRS: Cumulative Illness Rating Scale; DN4: Douleur Neuropathique 4; HADS: Hospital Anxiety Depression Scale; PCS: Pain Catastrophizing Scale; TSK: Tampa Scale of Kinesiophobia

       

      Le paracétamol (41 %) et les AINS (20 %) (surtout Ibuprofène : 64 %) étaient les antalgiques les plus utilisés. Le dosage utilisé restait modéré : 1200 mg/j pour le paracétamol et 380 mg/j pour l’Ibuprofène. Pour les opioïdes, le Tramadol était le plus prescrit (18 %) alors que les opioïdes dits forts étaient peu employés (2 %). La dose médiane des opioïdes était de 11,3 mg d’équivalent morphine par jour, ce qui correspond à une prise modérée. Durant les huit années de l’étude, nous n’avons pas observé d’augmentation de la consommation d’opioïdes, ni d’Ibuprofène. La consommation de Paracétamol était quand même à la hausse surtout entre 2014 et 2017, avec au total un peu plus de 10 % d’augmentation entre 2014 et 2021. La consommation de Prégabaline a été divisée par deux. Celle de Gabapentine est restée stable à un niveau faible (cf. figure n° 1).

      Opiate Grafik 1 FR.png

      Figure n°1 : évolution de la consommation d’antalgiques de 2014 à 2021 

      La consommation médicamenteuse n’a pas évolué durant le séjour pour 70 % des patients. 21 % des patients qui prenaient des opioïdes les ont stoppés alors que pour 9 % des patients, un tel traitement a été introduit comme test antalgique pendant le séjour. À la sortie, les trois groupes restaient comparables en pourcentage par rapport à l’entrée (cf. figure n° 2).

      Opiate Grafik 2 FR.png

      Figure n°2 : évolution des trois groupes à l’entrée, durant le séjour et la sortie 
      PA : pas d’antalgiques ; ANO : antalgiques non opioïdes ; AO : antalgiques opioïdes 

      Étude préliminaire (soumise à publication) de la relation entre la consommation d’antalgiques et l’auto-évaluation du fonctionnement par le patient :

      Tous les patients qui prennent des antalgiques, et surtout des opioïdes, ont une perception de leur fonction moins bonne par rapport au groupe de référence PA (par exemple différence de 18 points entre groupe PA et AO pour le DASH et de 36 points pour le SFS), quel que soit le site lésé ou le questionnaire. Les groupes ANO et AO sont proches (cf. figure n° 3). 

      Opiate Grafik 3 FR.png

      Figure n°3 : différences entre les trois groupes concernant les questionnaires d’auto-évaluation du fonctionnement.  
      Pour le DASH et l’Oswestry, plus le score est élevé moins bon est le fonctionnement. Pour le SFS, le KOOS et le FAAM plus le score est élevé meilleur est le fonctionnement. 
      DASH= Disabilities Arm Shoulder and Hand; SFS=Spine Function Sort; KOOS= Knee injury and Osteoarthritis Outcome Score; FAAM: Foot, and Ankle Ability Measure.PA: pas d’antalgiques; ANO: antalgiques non opioïdes; AO: antalgiques opioïdes.

      Après la réadaptation, les trois groupes progressaient de manière comparable, mais les différences entre les groupes subsistaient, les patients sous antalgiques ayant des valeurs de départ moins favorables. En d’autres termes, les groupes AO et ANO perçoivent une progression comparable de leurs capacités fonctionnelles, mais l’écart avec le groupe PA persiste.

      Étude préliminaire (soumise à publication) de la relation entre consommation d’antalgiques et résultats aux tests fonctionnels.

      À l’entrée et à la sortie, les patients des groupes ANO et AO avaient de moins bons résultats aux tests fonctionnels que les patients du groupe PA. Comme pour les questionnaires, les trois groupes amélioraient leurs performances, mais la différence entre les groupes persistait. La figure 4 (données brutes) montre les différences des performances à l’entrée pour les tests fonctionnels réalisés par tous les patients (6’ de marche, PILE Test, Steep Ramp test). Pour le 6’, la différence était par exemple de 83 mètres entre PA et AO.

      Opiate Grafik 4 FR.png

      Figure n° 4 : Comparaison des résultats à trois tests fonctionnels réalisés par tous les patients à l’entrée  
      PA : pas d’antalgiques ; ANO : antalgiques non opioïdes ; AO : antalgiques opioïdes. 

      Discussion

      Il s’agit de la première étude qui s’est intéressée à la consommation d’antalgiques en réadaptation musculosquelettique chez des patients accidentés en âge de travailler. Les seules données de la littérature proviennent à ce jour des cliniques de la douleur avec une population différente beaucoup plus chronique (10, 11). 

      Une donnée importante et rassurante est que la population étudiée ne surconsomme pas d’opioïdes. Durant les huit années de l’étude (2014-2021), nous n’avons pas observé d’augmentation de la consommation d’opioïdes, a contrario des données de l’étude de Müller (3). Les doses moyennes d’antalgiques consommées sont restées faibles en moyenne, tant pour les opioïdes que pour les non-opioïdes. Plusieurs hypothèses pourraient expliquer les différences observées. Tout d’abord dans l’étude de Müller et coll., la période d’inclusion était différente (2008 à 2018) et portait sur l’ensemble des accidentés de la Suva et pas spécifiquement sur la population des accidentés hospitalisés à la CRR. De plus, elle incluait les prescriptions à la fois en situation aiguë et chronique. C’est surtout l’oxycodone qui était responsable de l’augmentation de la consommation d’opioïdes dans l’étude de Müller. Dans notre étude, très peu de patients consommaient de l’oxycodone au long cours (2 % des 20 % sous opioïdes). Cette molécule est probablement plutôt prescrite dans les situations aiguës, ce qui pourrait expliquer les différences entre les observations. Pour les non-opioïdes, c’était surtout le métamizole qui était responsable de l’augmentation. Or il existe des différences régionales importantes de prescription de ce médicament qui est peu utilisé en Suisse Romande (3). Il est possible aussi que les données sur la crise des opioïdes aux USA et en Europe et les mesures prises pour limiter leur prescription aient eu un impact positif sur les médecins avec une réduction de la prescription des opioïdes dans la période 2014-2021.
      Même si 20 % des patients hospitalisés en réadaptation prenaient des opioïdes, il s’agissait surtout de Tramadol et la dose d’équivalent morphine n’était que de 11,3 mg/j, très loin des doses utilisées parfois dans la douleur chronique. Ce chiffre de 20 % après un accident correspond aux observations faites sur d’autres populations souffrant de douleurs chroniques (12). 

      Nous confirmons aussi que dans notre population, les opioïdes sont administrés aussi bien pour les lésions mineures que pour les lésions plus graves (cf. tableau n° 3), ce qui confirme les données de l’étude de Müller (3).

      Néanmoins, même si la dose moyenne d’opioïdes restait modérée, on observait qu’elle était associée à une propension au catastrophisme et à des symptômes anxiodépressifs plus élevés. Ceci corrobore le résultat de précédentes publications (13). Une hypothèse explicative serait que les patients qui expriment davantage de catastrophisme et de détresse émotionnelle envers la douleur se voient prescrire par les médecins davantage d’opioïdes, indépendamment de la gravité initiale de la lésion. Ces patients peuvent aussi être plus demandeurs de solutions médicamenteuses, (14) ce qui pourrait mener à une prescription au long cours délétère (15). 

      Chez les patients des groupes AO et ANO, la perception du handicap fonctionnel est plus élevée, quelle que soit la localisation de la lésion. Ceci a déjà été montré pour les opioïdes dans des populations de patients opérés de prothèses de hanche ou de genou (7).

      Une donnée nouvelle issue de cette étude était que la consommation d’opioïdes était aussi associée à de moins bons résultats aux tests fonctionnels. Il s’agit de données préliminaires et la littérature est pratiquement silencieuse sur ce sujet. Seule une petite étude avec des tests différents a suggéré des résultats similaires (16), mais dans un contexte différent (Clinique de la Douleur).

      Le chiffre de 40 % de patients qui ne prennent aucun antalgique peut surprendre, mais la littérature confirme cette observation (2, 17, 18), avec des chiffres de 22 à 44 % de patients sans traitement. L’efficacité des antalgiques, y compris des opioïdes, dans les douleurs chroniques est limitée (19, 20) et on peut supposer que nos patients qui ont des douleurs en moyenne depuis un an avaient pour la plupart expérimenté différentes classes d’antalgiques avant de venir à la CRR. Au vu du peu d’efficacité, certains patients se sont probablement détournés de ces traitements. 

      Notre étude présente quelques limites qui sont l’évaluation rétrospective des données, l’impossibilité de généraliser nos résultats en raison du caractère spécifique de l’échantillon et le fait que nous ne puissions pas établir de liens de causalité entre la consommation d’antalgiques, les facteurs psychologiques et les résultats aux questionnaires et tests fonctionnels.

      Implications pour la prise en charge en réadaptation musculosquelettique

      Ces observations peuvent avoir plusieurs implications importantes. D’abord, il est intéressant de noter que les tous les patients s’améliorent grâce à une prise en charge interdisciplinaire, qu’ils prennent ou non des antalgiques, y compris des opioïdes. Ceci mérite d’être souligné car les patients sous opioïdes notamment peuvent être stigmatisés. Il est donc important que la prise de tels médicaments ne soit pas vue comme un obstacle à la réadaptation.

      Ensuite, même si les doses consommées restaient faibles à modérés en moyenne, elles étaient associées à des conséquences délétères tant sur le plan subjectif (symptômes anxio-dépressifs, catastrophisme, handicap perçu) que sur le plan observationnel avec une baisse importante des performances physiques. La réadaptation présente donc une opportunité pour prendre en charge ces problématiques grâce à des programmes thérapeutiques personnalisés. Les séances d’éducation thérapeutique dédiées à la douleur chronique ont démontré leur efficacité, en particulier lorsqu’elles sont associées aux thérapies fonctionnelles (physiothérapie, ergothérapie, activité physique adaptée notamment). De tels programmes sont mis en place à la CRR depuis quelques années et méritent d’être développés davantage encore (21). Par exemple grâce à des programmes spécifiquement dédiés à la réduction des antalgiques chez les patients qui en consomment régulièrement, en particulier les opioïdes, quand ils ne sont ni nécessaires ni efficaces. De telles interventions peuvent permettre d’optimiser la prise en charge de la douleur chronique, remettre les patients en mouvement et favoriser leur réinsertion socio-professionnelle. 

      Adresse de correspondance

      Dr Michel Konzelmann 
      FMH Rhumatologie 
      CRR
      Avenue du Grand Champsec
      1950 Sion

      Michel.konzelmann@crr-suva.ch

      Bibliographie

      1. Wertli MM, Reich O, Signorell A, Burgstaller JM, Steurer J, Held U. Changes over time in prescription practices of pain medications in Switzerland between 2006 and 2013: an analysis of insurance claims. BMC health services research. 2017;17(1):167. 
      2. Breivik H, Collett B, Ventafridda V, Cohen R, Gallacher D. Survey of chronic pain in Europe: prevalence, impact on daily life, and treatment. Eur J Pain. 2006;10(4):287-333. 
      3. Müller D, Scholz SM, Thalmann NF, Trippolini MA, Wertli MM. Increased Use and Large Variation in Strong Opioids and Metamizole (Dipyrone) for Minor and Major Musculoskeletal Injuries Between 2008 and 2018: An Analysis of a Representative Sample of Swiss Workers. Journal of occupational rehabilitation. 2023. 
      4. Scholz SM, Thalmann NF, Müller D, Trippolini MA, Wertli MM. Factors influencing pain medication and opioid use in patients with musculoskeletal injuries: a retrospective insurance claims database study. Sci Rep. 2024;14(1):1978. 
      5. Mathieson S, Maher CG, Ferreira GE, Hamilton M, Jansen J, McLachlan AJ, et al. Deprescribing Opioids in Chronic Non-cancer Pain: Systematic Review of Randomised Trials. Drugs. 2020:1-14. 
      6. Lawal OD, Gold J, Murthy A, Ruchi R, Bavry E, Hume AL, et al. Rate and Risk Factors Associated With Prolonged Opioid Use After Surgery: A Systematic Review and Meta-analysis. JAMA Netw Open. 2020;3(6):e207367. 
      7. Goplen CM, Verbeek W, Kang SH, Jones CA, Voaklander DC, Churchill TA, et al. Preoperative opioid use is associated with worse patient outcomes after Total joint arthroplasty: a systematic review and meta-analysis. BMC musculoskeletal disorders. 2019;20(1):234. 
      8. Konzelmann M, Vuistiner P, Burrus C, Luthi F, Léger B. Analgesic consumption in a large sample of people in musculoskeletal rehabilitation: A descriptive study. Annals of Physical and Rehabilitation Medicine. 2024;67(1):101776. 
      9. Konzelmann M, Burrus C. [Analgesics, chronic pain and musculoskeletal rehabilitation]. Revue médicale suisse. 2024;20(879):1209-13. 
      10. Townsend CO, Kerkvliet JL, Bruce BK, Rome JD, Hooten MW, Luedtke CA, et al. A longitudinal study of the efficacy of a comprehensive pain rehabilitation program with opioid withdrawal: comparison of treatment outcomes based on opioid use status at admission. Pain. 2008;140(1):177-89. 
      11. Gilliam WP, Craner JR, Cunningham JL, Evans MM, Luedtke CA, Morrison EJ, et al. Longitudinal treatment outcomes for an interdisciplinary pain rehabilitation program: comparisons of subjective and objective outcomes on the basis of opioid use status. The Journal of Pain. 2018;19(6):678-89. 
      12. De Sola H, Dueñas M, Salazar A, Ortega-Jiménez P, Failde I. Prevalence of therapeutic use of opioids in chronic non-cancer pain patients and associated factors: a systematic review and meta-analysis. Frontiers in pharmacology. 2020;11:1754. 
      13. van Rijswijk SM, van Beek M, Schoof GM, Schene AH, Steegers M, Schellekens AF. Iatrogenic opioid use disorder, chronic pain and psychiatric comorbidity: A systematic review. Gen Hosp Psychiatry. 2019;59:37-50. 
      14. Lutz J, Gross R, Long D, Cox S. Predicting Risk for Opioid Misuse in Chronic Pain with a Single-Item Measure of Catastrophic Thinking. J Am Board Fam Med. 2017;30(6):828-31. 
      15. Carnide N, Hogg-Johnson S, Côté P, Irvin E, Van Eerd D, Koehoorn M, et al. Early Prescription Opioid Use for Musculoskeletal Disorders and Work Outcomes: A Systematic Review of the Literature. Clin J Pain. 2017;33(7):647-58. 
      16. MacLaren JE, Gross RT, Sperry JA, Boggess JT. Impact of opioid use on outcomes of functional restoration. The Clinical journal of pain. 2006;22(4):392-8. 
      17. Langley PC. The prevalence, correlates aeilnd treatment of pain in the European Union. Curr Med Res Opin. 2011;27(2):463-80. 
      18. Nakamura M, Toyama Y, Nishiwaki Y, Ushida T. Prevalence and characteristics of chronic musculoskeletal pain in Japan: a second survey of people with or without chronic pain. Journal of orthopaedic science: official journal of the Japanese Orthopaedic Association. 2014;19(2):339-50. 
      19. Ennis ZN, Dideriksen D, Vaegter HB, Handberg G, Pottegård A. Acetaminophen for chronic pain: a systematic review on efficacy. Basic & clinical pharmacology & toxicology. 2016;118(3):184-9. 
      20. Berthelot JM, Darrieutort-Lafitte C, Le Goff B, Maugars Y. Strong opioids for noncancer pain due to musculoskeletal diseases: Not more effective than acetaminophen or NSAIDs. Joint, bone, spine : revue du rhumatisme. 2015;82(6):397-401. 
      21. Lecroc S, Savoy J, Bender B, Plomb C. [Therapeutic education and chronic pain : a practical guide]. Revue médicale suisse. 2024;20(879):1200-4. 

      Cette page vous a-t-elle été utile?

      Cela pourrait aussi vous intéresser