Questionnaire de Bâle sur l’équité (QBE): Perception d’équité des expertises
Les demandeurs de prestations de l’assurance-invalidité (AI) ont parfois l’impression que le respect et la confiance font défaut dans leurs échanges avec les experts médicaux. Ce phénomène est-il répandu ou limité à quelques experts seulement? Jusqu'à présent, il n’existait aucun outil d’étude à ce sujet. Dans cet article, nous présentons l’élaboration du questionnaire de Bâle sur l’équité (QBE), qui analyse comment les demandeurs ressentent leur interaction avec un expert. Ce questionnaire peut contribuer à garantir la qualité des procédures d’expertise.
Table des matières
Introduction
Dans le cadre du système suisse de demandes de prestations de l’assurance-invalidité (AI), un expert médical est fréquemment chargé d’évaluer la capacité de travail résiduelle des demandeurs. Cette expertise est indispensable, car la capacité de travail résiduelle ne peut être déterminée directement à partir du dossier médical, mais constitue néanmoins un paramètre essentiel pour permettre aux offices AI cantonaux de calculer le degré d’invalidité des demandeurs et le montant de la rente correspondante. Malheureusement, l’évaluation de la capacité de travail résiduelle dépend fortement de l’appréciation de l’expert médical, en particulier dans le cas d’expertises psychiatriques, et différents experts peuvent aboutir à des conclusions tout à fait différentes pour les mêmes faits [1, 2]. La disparité substantielle entre les centres d’observation médicale dans leur évaluation moyenne de la capacité de travail fait par ailleurs planer le doute quant à l’équité distributionnelle des expertises [3].
En février 2020, Inclusion Handicap, l’Association faîtière des organisations suisses de personnes handicapées, a mis en place un centre de déclaration pour les demandeurs qui estimaient avoir été victimes de l’arbitraire lors d’une expertise [4]. Après sept mois, ce centre avait recueilli les témoignages de 256 demandeurs. Le comportement des experts à l’égard des assurés a notamment été critiqué, deux tiers des demandeurs déplorant une mauvaise ambiance lors des entretiens et plus de la moitié se plaignant que l’expert ne les aurait pas correctement écoutés [5]. Les reproches de ce type sont classés dans le registre de l’équité de l’interaction [6].
Si les chiffres absolus donnent à penser que les plaintes n’émanent pas de demandeurs isolés, ce procédé de collecte de signalements ne procure aucune indication quant à la proportion des cas dans lesquels l’expertise est jugée inéquitable. Il ne permet pas non plus de savoir si ces manquements sont plus fréquents avec certains experts, dans certaines disciplines ou dans certains centres d’expertise. Il peut en outre être reproché aux données d’un tel centre de déclaration que les réactions recueillies, qui par nature, sont majoritairement négatives, sont particulièrement injustes pour les experts qui s’efforcent d’établir une expertise équitable en toute bonne foi. Les chiffres relatifs aux réclamations soumises aux assureurs pourraient en théorie constituer une base de données plus représentative que le corpus d’un tel centre, mais ces données ne sont pas publiées et constitueraient, elles aussi, le résultat d’une sélection négative.
L’évaluation de l’équité de l’interaction dans une expertise, avec une différenciation au travers d’études longitudinales et transversales, requiert avant tout un outil approprié pour la collecte des données. Lorsque nous avons commencé à nous intéresser au sujet de la perception d’équité en 2014, il n’existait aucun questionnaire ni autre outil permettant d’analyser les différents aspects de la perception d’équité dans une expertise. Nous avons néanmoins découvert un questionnaire australien qui visait à déterminer l’équité perçue par les patients relevant de différents systèmes d’indemnisation après une blessure [6]. Aux Pays-Bas, l’organisme en charge des assurances des travailleurs (UWV) avait en outre élaboré un questionnaire pour évaluer le déroulement des entretiens d’expertise du point de vue des patients, mais il accordait une place prépondérante aux spécificités du système néerlandais [7]. Nous avons élaboré notre propre questionnaire d’après ce modèle. Nous souhaitions un questionnaire en mesure de représenter différents aspects de l’équité perçue sous une forme facile à utiliser dans la pratique, mais aussi de satisfaire aux critères de qualité de la théorie d’expérimentation. Nous résumons ici l’élaboration du questionnaire de Bâle sur l’équité (QBE), y compris sa validation. De plus amples informations figurent dans la publication originale parue récemment à ce sujet [8]. Dans l’analyse des conclusions, nous abordons par ailleurs un autre thème important. Pour appréhender le problème des expertises inéquitables en termes quantitatifs, identifier ses causes et, à terme, le combattre à l’aide de mesures appropriées de garantie de la qualité, il faut non seulement des outils appropriés pour la collecte de données, mais aussi, de toute évidence, des collectes de données représentatives réalisées au moyen de ces outils. Bien qu’en théorie, de telles opérations de collecte systématique de données pourraient aisément être mises en œuvre, aucune n’est organisée à ce jour.
Méthodologie
Le questionnaire de l’organisme néerlandais précité, UWV [7], a servi de point de départ à l’élaboration du QBE. Il a été traduit en allemand et adapté au système suisse. Les questions ont ensuite été modifiées, parfois en profondeur, et certaines questions ont été supprimées et d’autres ajoutées, avec le concours d’un groupe de six experts (y compris deux auteurs). Une version pilote du questionnaire comprenant 29 questions a été soumise à 40 patients afin d’évaluer sa compréhensibilité et son acceptation, puis remaniée [9]. Une version à 30 questions a ainsi vu le jour. Quatre experts ont classé ces questions dans différentes thématiques par itération jusqu’à ce qu’un consensus se dégage. Ces quatre thèmes étaient les suivants: a) Respect et confiance, b) Conduite de l’entretien, c) Connaissance du dossier et d) Transparence. Chaque question comportait quatre possibilités de réponses, qui pouvaient simplement être cochées, comme le montre l’illustration 1 à titre d’exemple, complétées parfois par une cinquième possibilité («Je ne sais pas»). Les quatre réponses possibles étaient saisies sous forme de chiffres allant de 1 à 4, sachant qu’une valeur élevée correspond à une équité élevée, la valeur maximale du QBE étant égale à 4.
L’étude de validation a été approuvée par la commission d’éthique de la Suisse du Nord-Ouest et de la Suisse centrale (EKNZ 2014-050). Dans le cadre de cette étude, le QBE a été complété par 11 questions du «questionnaire de Cologne pour les patients» [10] adaptées au contexte de l’expertise, dont cinq questions sur la confiance des demandeurs à l’égard des experts et six sur le comportement inadéquat des experts vis-à-vis des demandeurs, ainsi que par cinq questions sur la satisfaction générale dans la vie issues de la «Satisfaction With Life Scale» (SWLS) [11]. Le QBE a été validé dans quatre centres d’expertise, à savoir l’asim (Bâle), le Centre d’expertise médicale (Bâle), le BEGAZ (Binningen) et le COMAI de Suisse centrale (Lucerne). Chaque centre d’expertise a envoyé le questionnaire aux demandeurs. Étant donné que le document n’était disponible qu’en allemand, il n’a été adressé qu’aux demandeurs dont la maîtrise de cette langue était suffisante. Le service administratif des centres d’expertise avait informé tous les participants potentiels de l’étude préalablement à leur expertise. Les demandeurs pouvaient choisir sur une base volontaire de remplir ou non le questionnaire après leur expertise. Ils pouvaient ensuite renvoyer le questionnaire anonyme au centre d’expertise ou directement au groupe en charge de l’étude à l’Université de Bâle. Aucune donnée n’a été récoltée sur les non-participants.
Les données des questionnaires ont été soumises à une analyse factorielle. Ce procédé permet de déduire les paramètres sous-jacents (ou, dans le jargon spécialisé, les «variables latentes») sur la base des corrélations dans les schémas de réponses aux différentes questions. Si les questions A, B et C obtiennent à chaque fois un taux d’approbation similaire, qu’il soit faible ou élevé (mais pas les questions D, E et F), par exemple, il peut être admis qu’elles forment une variable latente commune. De plus, les corrélations entre les schémas de réponses au QBE et les schémas de réponses aux questions adaptées du questionnaire de Cologne [10] et de la SWLS [11] ont été spécialement analysées. Une analyse des corrélations, qui sert également d’étape préliminaire à l’analyse factorielle, permet de déterminer si deux questions (ou variables) donnent lieu à des caractéristiques faibles ou élevées communes. Les valeurs de corrélation (en abrégé, r) se situent entre -1 et +1. Une valeur de 0 représente une corrélation non systématique, et plus la valeur est proche de 1 ou -1, plus la corrélation est systématique.
Résultats
Sur les 538 questionnaires envoyés d’avril 2015 à mars 2017, 305 ont été retournés au groupe de chercheurs, soit un taux de retour de 56,7%. La valeur moyenne pour les 30 questions s’élevait à 3,41 (s = 0,51). La valeur moyenne n’était inférieure à la réponse moyenne de l’échelle (< 2,5) que chez 12 demandeurs. Environ 4% des demandeurs se sont donc sentis traités de façon gravement inéquitable.
L’analyse factorielle a fait apparaître quatre paramètres (variables latentes). Les charges factorielles illustrées dans le tableau 1 indiquent comment ces paramètres doivent être interprétés sur le plan conceptuel. Pour des raisons de concision, le tableau se limite aux quatre questions ayant les charges factorielles les plus fortes (pour chaque facteur). Les questions du QBE sont classées dans l’ordre de la charge factorielle la plus élevée à la plus faible pour chaque facteur afin de faciliter la lecture. Ces quatre facteurs expliquent environ 63,5% de la variance globale. Dans l’ensemble, la structure révélée par l’analyse factorielle coïncide avec la structure anticipée par les experts, dans laquelle les paramètres sont les suivants: a) Respect et confiance, b) Conduite de l’entretien, c) Connaissance du dossier et d) Transparence, sachant que le facteur Conduite de l’entretien peut également être désigné sous nom de facteur Participation et compris dans ce sens pour accroître la clarté.
La valeur moyenne du QBE a mis en évidence une forte corrélation avec les réponses au questionnaire de Cologne pour les patients. Elle est corrélée à raison de r = 0,814 avec l’échelle de la confiance et à raison de r = -0,556 avec l’échelle de mobbing (harcèlement moral) du questionnaire de Cologne. Six participants ont signalé un comportement ressenti comme un mobbing au travers de réponses correspondantes (une question à ce sujet était «Mon avis a été ignoré»). En revanche, la valeur moyenne du QBE n’a présenté qu’une très faible corrélation avec les réponses relatives à la satisfaction de la vie. Elle est corrélée à raison de r = 0,238 avec les valeurs de l’échelle sur la satisfaction de la vie SWLS.
Discussion
L’étude de validation réalisée a apporté la preuve d’une validité convergente du QBE. Les paramètres de confiance et d’absence de mobbing sondés dans le questionnaire de Cologne pour les patients devaient se refléter dans la valeur moyenne du QBE ou dans les valeurs de ses paramètres (notamment Respect et confiance et Participation), ce qui a bien été observé (cf. [8]). La comparaison avec les données de la SWLS (satisfaction de la vie) a également fourni la preuve d’une validité divergente du QBE. La faible corrélation avec la SWLS indique que pour l’essentiel, les appréciations défavorables du QBE ne se reflètent pas dans une insatisfaction de la vie (c’est-à-dire un concept différent d’un défaut perçu d’équité). La satisfaction de la vie et l’équité perçue ne semblent toutefois pas non plus totalement étrangères l’une par rapport à l’autre. Il peut en théorie aussi bien être imaginé, d’une part, que l’insatisfaction de la vie contribue à l’insatisfaction au sujet de l’expertise ou, d’autre part, que l’insatisfaction au sujet de l’expertise entraîne une appréciation plus négative de la satisfaction de la vie.
L’étude de validation a permis d’optimiser le QBE en tant que tel. Deux questions qui ne présentaient une charge élevée pour aucun facteur ont ainsi été repérées. Il a en outre été constaté que trois autres questions pouvaient être supprimées en raison de leur similitude avec d’autres questions. Le QBE pourrait donc être raccourci à 25 questions au lieu de 30. Nous étudions toutefois actuellement l’opportunité d’y ajouter un paramètre, à savoir les Questions à orientation fonctionnelle. Dans des études récentes de notre groupe de travail, nous avons en effet remarqué que l’enquête à orientation fonctionnelle des demandeurs revêt une importance particulière et permet d’aboutir à une évaluation de la capacité de travail résiduelle qui est à tout le moins plus fiable, voire plus valable [2, 12].
Bien que, parmi les décideurs, nul ne conteste l’importance de recueillir les réactions des demandeurs, comme l’a montré une question au Conseil national [13], par exemple, il n’existe encore à ce jour aucun consensus sur la portée d’une telle enquête ni aucun concept pour sa mise en œuvre. Il est parfois considéré qu’une enquête limitée à un petit nombre de questions (6 à 8 questions) n’impliquerait qu’un faible obstacle à une participation et que le taux de retour pourrait ainsi être augmenté (Gerhard Ebner, président de SIM, communication personnelle). Nous pensons au contraire qu’une enquête plus longue procure des informations plus fiables, qu’une demande de réactions plus détaillées est une marque d’estime pour les participants et que la réticence à la participation prend principalement sa source dans d’autres facteurs que la longueur du questionnaire (p. ex. dans la crainte qu’un commentaire négatif puisse être sanctionné). À l’heure actuelle, le QBE est le seul outil qui permet d’appréhender la perception d’équité dans le cadre d’une expertise. L’étude a par ailleurs démontré la validité conceptuelle du procédé. Le QBE offre la possibilité de figurer différents aspects de l’équité perçue du point de vue des demandeurs, ce qui revêt à nos yeux une importance fondamentale, car il ne s’agit pas seulement d’établir si une expertise est jugée équitable ou inéquitable. Une unique question serait suffisante à cette fin. Il s’agit plutôt de préciser, lorsqu’une expertise est jugée inéquitable, quel aspect de l’équité laisse à désirer dans l’interaction. Seul ce moyen permet d’aboutir à un bilan nuancé et de prendre les mesures de garantie de la qualité appropriées pour remédier à la perception d’iniquité. C’est également le seul moyen (à travers la formulation de commentaires nuancés) pour qu’un expert puisse au besoin ajuster son comportement. Il convient de garder à l’esprit que le défaut d’équité perçu n’est pas nécessairement l’expression d’une volonté de l’expert. De toute évidence, un demandeur peut également ressentir une perception fausse ou mal interpréter le comportement de l’expert. Il ne faut donc pas tirer de conclusions sur un cas particulier sur la base d’une évaluation négative. Seule la récurrence d’appréciations à travers le QBE traduit le comportement général d’un expert dans ses interactions.
À la différence du portail de déclaration d’Inclusion Handicap, les données recueillies dans notre étude font apparaître un tableau relativement positif de l’équité des interactions lors des expertises. Cependant, ces données sont peu représentatives. En effet, seuls 4 des 30 centres d’expertise existant en Suisse ont participé à l’étude, tous se trouvent en Suisse alémanique, seuls des demandeurs germanophones ont rempli le questionnaire et, finalement, les patients satisfaits sont plus enclins que les insatisfaits à répondre à des questions sur leur satisfaction [14]. Des études représentatives systématiques devraient être menées pour obtenir une image réaliste de l’équité perçue. Les décideurs doivent accepter qu’il leur soit reproché de ne pas avoir suffisamment pris l’avis des assurés en considération dans les expertises par le passé. Il nous paraît par conséquent d’autant plus important qu’une enquête à ce sujet soit aujourd’hui réalisée en profondeur et avec une certaine minutie.
Remerciements
Les auteurs remercient l’organisme néerlandais en charge des assurances des travailleurs UWV de la mise à disposition de son questionnaire sur l’évaluation de la conduite des entretiens d’expertise. Ils expriment aussi leur gratitude aux quatre centres d’expertise, à savoir l’asim, le Centre d’expertise médicale (Bâle), le BEGAZ (Binningen) et le COMAI de Suisse centrale (Lucerne), pour le recrutement des participants à l’étude. Ils remercient également le groupe d’experts, composé des Dr Ulrike Hoffmann-Richter, Dr Jörg Jeger, Dr Renato Marelli et Dr Gregor Risi, pour l’élaboration du QBE. Enfin, nous remercions Anna-Chiara Schaub pour sa collaboration à la rédaction de cet article.
Promotion
Les auteurs remercient le fonds de recherche de la Suva (Suva Lucerne) pour le soutien financier qu’il a apporté à l’étude.
Disponibilité du QBE
Le QBE est protégé par le droit d’auteur. Après concertation, les auteurs donnent volontiers accès au questionnaire à des fins de recherche et d’application.
Abréviations utilisées
QBE: questionnaire de Bâle sur l’équité
AI: assurance-invalidité
SWLS: Satisfaction With Life Scale
Adresse de correspondance
PD Dr. Timm Rosburg
EbIM Evidence based Insurance Medicine Département de Recherche Clinique Hôpital universitaire de Bâle | Spitalstr. 8 + 12 | CH-4031 Bâle
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