Qu’aurait-il fallu savoir et faire? L’amiante a été interdit en 1990. Pendant longtemps, les risques qu’il présente ont été sous-estimés, y compris par la Suva. Celle-ci a donc réagi différemment au tournant des années 2000, lorsque les séquelles tardives de l’amiante ont été connues. Elle s’est en effet montrée proactive, y compris dans l’identification précoce de dangers futurs.
1939: un sujet, deux événements. En Suisse, la Suva a reconnu pour la première fois que l’amiante était responsable d’une maladie professionnelle. À Hollywood, des flocons d’amiante tombaient du ciel: dans «Le magicien d’Oz», Judy Garland (alias Dorothy), assoupie dans un champ de pavot, est réveillée par des flocons de neige qui viennent lui chatouiller le nez. Avec ses amis, elle s’émerveille devant ce superbe manteau blanc. Cependant, ce n’est pas de la neige qui a été utilisée dans cette scène de la célèbre comédie musicale, mais de l’amiante chrysotile, également appelé amiante blanc. Ce dernier possède une structure floconneuse semblable à des cristaux de neige.
En 1939, le paradoxe était bien réel: la problématique de l’asbestose avait beau être connue, l’amiante n’en restait pas moins considéré comme un «produit miracle» de l’industrie moderne. Il s’agissait d’une substance résistante à la chaleur et à l’acidité, élastique, et convenant à de nombreuses applications: l’isolation, la protection incendie ou encore les garnitures de freins. Ce matériau a été utilisé sous forme d’amiante-ciment (Eternit) et d’amiante floqué (notamment pour l’isolation des wagons ferroviaires).
En 1939, on se souciait moins des questions de santé qu’aujourd’hui. L’asbestose, une maladie pulmonaire provoquée par l’amiante, était très rare: en Suisse, jusqu’au milieu des années 1960, elle ne représentait même pas un cas par an.
Avant cette période, les médecins, les entreprises et la Caisse nationale se concentraient sur la lutte contre la silicose, une pneumoconiose provoquée par l’inhalation de silice. Elle affectait chaque année plusieurs centaines d’ouvriers travaillant dans des mines, des tunnels, des carrières, des fonderies ou des usines de céramique.
Mais l’apparition du mésothéliome, une nouvelle maladie liée à l’amiante, a secoué l’opinion. Les personnes qui contractaient cette tumeur maligne de la plèvre étaient emportées en quelques mois. Les mésothéliomes étaient provoqués par des fibres d’amiante microscopiques. C’est en 1967 que le tout premier cas a été enregistré par la Caisse nationale.
Par la suite, la Caisse nationale a amélioré ses équipements de laboratoire et renforcé le contrôle des entreprises utilisant de l’amiante. En 1975, les valeurs limites ont également été durcies, ce qui a conduit à une interdiction de facto de l’application la plus dangereuse, à savoir l’amiante floqué.
L’inquiétude gagnait l’opinion publique, tandis que les interventions parlementaires et les articles de presse sur le sujet se multipliaient. De plus, l’ampleur des mésothéliomes, qui ne se déclaraient que 15 à 45 ans après l’exposition à l’amiante, était encore inconnue. La Caisse nationale a donc réagi avec retenue – compte tenu de l’arrêt de l’utilisation d’amiante floqué et de l’état des connaissances de l’époque: «Il n’y a pas matière à s’inquiéter» (1977), «La santé des travailleurs n’est pas en danger» (1984), «Dans la plupart des entreprises, l’exposition du personnel à l’amiante était largement inférieure à la valeur limite en vigueur à l’époque» (1986).
Le Conseil fédéral n’a pas non plus jugé nécessaire d’interdire l’amiante – jusqu’en 1990, lorsque la pression politique l’a conduit à un revirement. La Suisse a ainsi été l’un des premiers pays à interdire la production, l’importation et l’utilisation d’amiante. Suite à cette interdiction, le sujet a disparu des feux des projecteurs des médias et de la sphère politique – du moins provisoirement.
L’émission de la chaîne de télévision suisse alémanique résume l’état des connaissances de l’époque sur l’amiante – des progrès techniques en matière de mesures de protection à la peur du cancer au sein de la population. En 1981, le Conseil fédéral décrète qu’il n’est pas nécessaire d’interdire l’amiante en Suisse. Hans Schlegel, médecin-chef de la Suva, met en garde contre une trop grande insouciance et explique les mesures de l’institution. Il plaide également pour le recours à des substituts à l’amiante.
Un malade atteint de mésothéliome évoque son cas dans une interview. Il travaillait dans l’industrie de l’amiante. A l’époque, on ne fait pas encore vraiment la différence entre l’asbestose et le mésothéliome.
En 2002, la tourmente médiatique est repartie de plus belle. Entre-temps, le nombre de cas mortels de mésothéliomes a doublé. C’est en effet seulement à ce moment que cette tumeur maligne a commencé à faire des ravages, 15 à 45 ans après l’exposition à l’amiante. Encore aujourd’hui, quelque 120 personnes meurent chaque année d’un mésothéliome, qui est lié à une exposition professionnelle à l’amiante dans une centaine de cas. De nos jours, plus de 25 ans après son interdiction, l’amiante est responsable de la moitié des décès enregistrés dans le cadre de l’assurance contre les accidents professionnels.
Lors de cette seconde vague, la Suva a joué un rôle plus actif que durant les années 1980. Elle s’est montrée proactive en ramenant la valeur limite à un niveau 100 000 fois inférieur à celui de 1953 et en lançant une vaste campagne d’information.
La rénovation de bâtiments était au centre des préoccupations. Encore aujourd’hui, les trois quarts des édifices construits en Suisse datent d’avant 1990. Une grande partie de ces bâtiments contient donc sans doute de l’amiante. Dans la plupart des cas, on ignore où se trouvent les matériaux dangereux. L’amiante a en effet fait l’objet de 3500 à 4000 applications – dans les panneaux agglomérés, les plaques d’isolant, les enduits, les colles à joint ou encore les panneaux de fibres.
Des règles spécifiques ont été instaurées pour les branches concernées (couvreurs, menuisiers, carreleurs, poêliers-fumistes, mais également métiers du bâtiment et du génie civil et industrie du recyclage). Il arrive souvent que des bâtiments – par exemple le grand magasin Globus de Zurich en 2005 – soient fermés après que les ouvriers ont soudainement découvert de l’amiante pendant des travaux de rénovation.
La Suva a axé ses efforts sur le désamiantage des bâtiments, mais aussi sur deux autres problématiques.
Premièrement, elle a commencé à rechercher les victimes en lançant des appels et en transmettant des circulaires aux médecins. Compte tenu du très grand nombre de travailleurs italiens concernés dans les années 1960 à 1980, elle a noué des contacts – en collaboration avec les syndicats – avec les représentants des travailleurs et l’Institut national d’assurance en cas d’accidents du travail en Italie.
Deuxièmement, elle a fait du dépistage précoce un élément central de la prévention et a encouragé la réalisation d’examens par tomodensitométrie dans le cadre de la médecine du travail ainsi que pour les patients souffrant de maladies professionnelles liées à l’amiante.
Une plateforme d’information commune, baptisée Forum Amiante Suisse (FACH), a été créée dès 2002 afin de coordonner les efforts de la Suva et de la Confédération. L’importance de la collaboration entre autorités, groupes d’intérêt et assurances a été mise en évidence par un jugement de 2014 de la Cour européenne des droits de l’homme, à Strasbourg, qui s’est exprimée sur une question centrale: les juges européens a ainsi estimé qu’en invoquant le délai de prescription face à la veuve d’une victime de l’amiante, les tribunaux suisses avaient violé le droit de cette dernière à un procès équitable.
«Bien sûr, cela ne fera pas revenir mon épouse. Mais le fait que les erreurs commises soient reconnues m’apporte un peu de réconfort.» Veuf d’une victime de l’amiante, journal télévisé, suisse alémanique, 3 juillet 2017
Afin de pouvoir indemniser également les victimes n’étant pas couvertes par l’assurance-accidents obligatoire, le Conseil fédéral a opté pour une solution unique. Il a convié des associations de victimes, des associations professionnelles et des entreprises à une table ronde organisée par la Suva et la Confédération et placée sous la direction de Moritz Leuenberger, conseiller fédéral de 1995 à 2010.
La fondation de droit privé «Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante» (EFA) a finalement été créée en 2017. Elle réunit des associations et des entreprises, et son financement repose sur des dons. Elle bénéfice d’un capital initial de six millions de francs ainsi que de promesses de dons.
«Je veux qu’ils admettent leur responsabilité et qu’ils nous présentent des excuses.» Propos d’une veuve visant l’ancien employeur de son défunt mari, «Work», journal du syndicat Unia, 17 août 2017
Depuis 2005, la Suva accorde une attention particulière aux nanotechnologies. Elle a tiré des leçons de ses erreurs passées et entend identifier les dangers avant que la situation ne devienne critique.
«Nous voulons être préparés pour que la problématique des nanoparticules ne devienne pas une nouvelle menace.» Martin Gschwind, évoquant les futurs défis en matière de protection de la santé, avril 2017
En 2009, la Suva a présenté un «nano-inventaire» répertoriant les entreprises qui utilisent des nanoparticules. A l’époque, il y en avait déjà 600. En 2011, l’institution a investi dans un nouveau microscope électronique en transmission afin d’examiner ces particules. Cet appareil, qui est l’un des rares de ce type utilisés en Suisse, sert également à l’analyse d’échantillons complexes d’amiante.
Il y a dans l’histoire de la Suva un chapitre qui n’est pas encore clos. L’amiante restera en effet un sujet d’actualité éclairant à double titre: premièrement, il illustre le caractère imprévisible de l’activité d’assurance, la scientificité et l’expérience ne protégeant pas des surprises et des aléas. Deuxièmement, il démontre la capacité du système à évoluer: axé il y a un siècle sur la prévention des accidents, celui-ci relève désormais de l’anticipation. Cela confirme que l’un des grands principes de la première œuvre sociale de Suisse, établi en 1918, s’applique encore de nos jours: l’élaboration de solutions n’est possible que par le biais d’une coopération entre tous les acteurs. Ce principe vaut également pour l’avenir: une institution de droit public telle que la Suva ne continuera de fonctionner qu'à condition de pouvoir s’appuyer sur un partenariat social solide.