Conseil d'administration: impossible compromis?
Le secret du succès de la Suva: un Conseil d'administration «tripartite». La pierre angulaire de ce que la Suisse connaît aujourd'hui sous le nom de paix du travail est posée en 1912 en réunissant les travailleurs, les employeurs et la Confédération autour de la même table. La convocation de la première séance du Conseil d'administration n'est cependant pas facile. Une lutte pour prendre le pouvoir s'enflamme autour des quarante sièges à pourvoir.
Table des matières
La première tentative de création d'une loi fédérale sur l'assurance-accidents repose déjà sur l'idée d'une institution sociale aussi largement étayée que possible. Conseiller national de Winterthour et principal auteur des futurs projets de loi, Ludwig Forrer écrit, le 15 novembre 1889, dans son «Mémoire sur l'introduction d'une assurance-accidents suisse» au Département fédéral du commerce, de l'industrie et de l'agriculture:
«Elargissons les fondements de manière à éviter des corps à corps, pour que l'équité des droits ne coure pas le risque de pâtir de l'infortune du débiteur, pour que le débiteur ne coure pas le risque d'être ruiné.»
L'implication de la classe ouvrière joue un rôle capital à cet égard. Dans le débat autour de la «lex Forrer», Jakob Vogelsanger, premier député socialiste au Conseil national, s'exprime ainsi le 14 juin 1897:
«Nous ne faisons pas l'assurance-maladie et l'assurance-accidents pour ceux qui n'ont besoin ni de l'une ni de l'autre, nous ne les faisons pas pour ‹ces messieurs›, mais pour les travailleurs, dont il ne s'agit pas simplement d'entendre les requêtes, mais d'en tenir compte partout où nous le pouvons.»
Il met le doigt sur le point sensible du projet. L'intention n'est pas de créer une œuvre commune. Au contraire, il serait plutôt question d'une «Caisse fédérale d'assurance en cas d'accidents» gérée par un «Bureau fédéral des assurances». La loi, qui prévoit aussi une assurance-maladie obligatoire, est rejetée par 69,8 % des citoyens ayant participé à la votation populaire du 20 mai 1900.
Sous le signe de l'autogestion
L'un des enseignements que le Conseil fédéral tirera de cette défaite devant les urnes concerne l'organisation de l'assurance-accidents. Dans le deuxième projet soumis aux Chambres fédérales le 10 décembre 1906, il se distancie d'une caisse d'assurance publique en proposant une institution gérée
«par les intéressés eux-mêmes … en proportion de leur intérêt». C'est également la première fois qu'il mentionne le nombre de «40 conseillers au total» pour l'organe de gestion. Un chiffre «permettant aux employeurs tout comme aux assurés de nommer des représentants des différentes branches de l'industrie.»
Les délibérations menées au sein du Conseil national et du Conseil des Etats font apparaître des divergences sur la taille et les compétences du nouveau Conseil d'administration. Sa composition paritaire, en revanche, ne fait l'objet d'aucune contestation: douze membres doivent représenter les travailleurs soumis à l'assurance obligatoire, seize membres représentent le patronat, et huit autres la Confédération. La loi offrant la possibilité d'une assurance facultative, pour les indépendants, par exemple, ou le personnel occupé dans l'agriculture, le texte prévoit également un contingent de cotisants «assurés volontaires». Dans la pratique, on constate après coup que les intérêts des «volontaires» ne s'apparentent pas forcément à ceux des travailleurs. C'est notamment pour cette raison que le Conseil national propose de ne pas fixer de façon définitive le nombre de représentants des assurés volontaires, mais limite néanmoins à 54 membres le nombre de conseillers d'administration.
L'empreinte de Paul Usteri
Le Conseil des Etats met son veto sous la houlette de Paul Usteri. Il impose la formule en vigueur jusqu'en 1984: douze représentants des assurés à titre obligatoire (groupe A), seize représentants des chefs d'entreprise occupant des assurés à titre obligatoire (groupe B), quatre représentants des assurés volontaires (groupe C) et huit représentants de la Confédération (groupe D).
Depuis la révision de la loi sur l'assurance-accidents, dans les années 1980, il est composé de la manière suivante: seize représentants des travailleurs assurés auprès de la Suva (groupe A), seize représentants des employeurs occupant des travailleurs assurés (groupe B) et huit représentants de la Confédération (groupe C). Depuis lors, l'acronyme «CNA» est également utilisé dans la loi en lieu et place de la dénomination «Caisse nationale suisse d'assurance en cas d'accidents». Depuis le 1er janvier 2017, l'organe suprême de l'institution ne s'appelle plus «Conseil d'administration», mais «Conseil de la Suva».
La loi de 1911 porte indéniablement l'empreinte de Paul Usteri. Il bouleverse le projet du Conseil fédéral sur des points fondamentaux et rallie le Conseil national à ses vues.
Il élargit les compétences du Conseil d'administration pour accroître l'indépendance de l'institution face à la Confédération. A l'origine, le Parlement veut que le Conseil d'administration se limite à élaborer des projets qu'il soumet à l'approbation du Conseil fédéral. Paul Usteri inscrit dans la législation les compétences suivantes: édiction des règlements d'organisation de l'institution, proposition au Conseil fédéral concernant la composition et la nomination des organes directeurs, fixation des classes et des degrés du tarif des primes, décisions de recours concernant l'attribution des entreprises et des assurés aux classes et aux degrés du tarif des primes, fixation des bases de calcul des capitaux de couverture, propositions concernant les conditions de l'assurance facultative et de l'assurance responsabilité civile, règlement de collaboration avec les caisses, fixation du budget annuel des frais administratifs, examen et approbation des comptes annuels et du rapport de gestion, surveillance de l'exploitation de l'institution.
Une procédure de nomination fastidieuse
En 1906, dans son message aux Chambres fédérales, le Conseil fédéral le pressent déjà: «La nomination des conseillers d'administration par les employeurs et les assurés posera notamment certaines difficultés pratiques». Le 12 mars 1912, après l'aboutissement du référendum du 4 février de la même année, le Conseil fédéral émet une «Circulaire à l'attention des associations professionnelles affiliées à la Fédération ouvrière suisse, à l'Union suisse du commerce et de l'industrie, à l'Union centrale des associations patronales suisses, à l'Union suisse des arts et métiers».Seules doivent être consultées les associations professionnelles «recouvrant une grande partie du pays».
Des «invitations individuelles» sont envoyées à la Société suisse des fonctionnaires postaux, à la Direction générale des Chemins de fer fédéraux suisses, à l'Union Suisse des Paysans ainsi qu'à la Chambre Médicale Suisse. Le Conseil fédéral adresse aussi une «invitation générale par voie de presse à toute association s'estimant concernée».
«Sous une étoile défavorable»
Le Conseil fédéral souhaite que «chaque association professionnelle importante» propose «au moins deux noms», tout en sachant bien, comme l'écrit le Parlement dans son rapport de gestion de 1912, que
«la prise en compte des circonstances particulières et la nomination de 40 conseillers d'administration … est une tâche extrêmement difficile.»
Au terme de la séance constituante du Conseil d'administration, le «Vaterland» lucernois fait immédiatement savoir que la nomination s'est déroulée «sous une étoile défavorable». Dans la presse syndicale, les critiques pleuvent.
Que se passe-t-il? D'abord, le délai d'annonce doit être reporté d'un mois parce que les associations peinent à s'accorder sur des représentants, tant du côté des travailleurs que des employeurs. A cela s'ajoute que la majorité des travailleurs occupés en Suisse ne sont pas organisés en syndicats. Suit le décès subit d'Adolf Deucher, le conseiller fédéral en charge de l'assurance-accidents, le 10 juillet 1912, puis la démission d'un représentant des industriels, après une première nomination du Conseil en septembre, qui cèdera sa place à un représentant des arts et métiers. Le Conseil fédéral ne procède à la nomination définitive que le 27 septembre, et le Conseil d'administration se réunit ainsi pour la première fois à Lucerne une semaine plus tard, c'est-à-dire le 2 octobre 1912.
Sous-représentation des arts et métiers
Le retrait de la candidature de Robert Meyer, directeur général de l'aciérie de Gerlafingen, fait partie des incidents illustrant la complexité de la situation. Les «raisons de santé» officiellement invoquées par l'intéressé n'empêchent pas le Conseil fédéral de relever froidement ceci dans le procès-verbal du 27 septembre 1912: «Les représentants de l'artisanat suisse se sont plaints, dans le cadre de la nomination du Conseil d'administration, du manque de prise en compte de leurs intérêts. Il se peut que cette vision des choses soit justifiée, mais le fait que ce groupe soit limité à seize représentants ne permettait pas de satisfaire chacun des secteurs économiques en présence». Un léger correctif peut donc être apporté en accord avec l'Union du commerce et de l'industrie. L'Union des arts et métiers qui, à l'origine, a droit à six au moins des seize sièges prévus pour les représentants des employeurs, doit maintenant se contenter de quatre sièges. Avec Robert Zemp, un Lucernois, la «branche importante de la transformation du bois restée non représentée jusqu'ici» est maintenant elle aussi prise en compte, comme le relève le Conseil fédéral.
«Une misérable comédie pour les travailleurs»
Les nominations suscitent de vives réactions dans la «Revue syndicale suisse», l'organe de l'Union syndicale suisse.
«Les plus grandes organisations ouvrières du pays sont maigrement servies»
écrit-elle fin 1912, en tirant sur les chrétiens-sociaux qui ne sont «pas de véritables groupements professionnels, mais des associations religieuses»: «… les travailleurs qui n'appartiennent pas à l'Eglise catholique, en revanche, ont tout motif d'être mécontents des représentants accordés aux assurés à titre obligatoire».
Parmi les douze représentants des assurés à titre obligatoire, on ne trouve «que cinq ou six vrais représentants des travailleurs. Le reste est composé de fonctionnaires, d'ecclésiastiques, d'hommes d'Etat, etc. […] Le plus beau étant qu'il y aurait même un ‹jaune› dans ce groupe». A l'époque, les syndicalistes appellent «jaunes» les représentants d'organisations ouvrières fondées à l'initative du patronat, contrairement aux syndicats «rouges». Sur les douze sièges prévus pour les représentants des travailleurs, l'Union syndicale avait manifestement espéré en obtenir onze.
Elle vitupère également contre les représentants des employeurs:
«Pas moins de huit fauteurs de trouble patentés»
nommés au sein du Conseil d'administration, affirme-t-elle ainsi. «Alors que la loi relègue déjà les travailleurs au deuxième plan», conclut-elle sa polémique, «en déshonorant leurs représentants auxquels sont mélangés des jaunes, on aurait au moins pu éviter de nommer aussi les pires des fauteurs de trouble chez les entrepreneurs, si l'intention n'était pas de jouer une misérable comédie aux travailleurs».
«Trop peu de poissons pour tant d'affamés»
Le 4 décembre 1912, le «Vaterland» lucernois, organe des catholiques conservateurs, décrit avec sobriété l'étonnement suscité par les nominations. Un triste bilan: «Personne n'en a pour son compte et personne n'est satisfait. Pourquoi? Parce qu'il y a des erreurs de calcul et que certains nourrissaient des espoirs excessifs». Il y a «trop peu de poissons pour tant d'affamés».
Les catholiques sont déçus, eux aussi, parce que les organisations ouvrières chrétiennes-sociales, «en plein devenir», et l'Association populaire catholique, dont les membres «sont pour plus de la moitié des travailleurs», ont presque la même dimension que l'Union syndicale.
En quête d'équilibre
Si le Conseil d'administration connaît inévitablement des tensions, ce ne sera pourtant jamais entre les différentes régions du pays, et ce malgré une surreprésentation de la Suisse alémanique, qui totalise 31 membres sur 40 (dont huit Suisses romands et un Tessinois), ni entre les sexes, bien que le Conseil fédéral n'ait nommé que deux femmes et que Nina Schmid-Schriber demeure la seule et unique conseillère d'administration à partir de 1918. Dans son rapport de gestion de l'année 1912, le Conseil fédéral souligne encore avoir concrètement soutenu la participation des travailleuses; il faudra néanmoins attendre 1972 pour qu'il nomme une nouvelle délégation féminine occupant deux sièges au Conseil d'administration.
Pour établir l'équilibre entre les partenaires sociaux, le Conseil d'administration s'en tient à sa propre règle de conduite:
«si le président du Conseil d'administration est toujours issu du groupe (neutre) des représentants de la Confédération, les deux vice-présidents sortent des rangs des travailleurs et des employeurs, et si possible également de Suisse romande et de Suisse alémanique.»
L'impression d'avoir été floués
Le paroxysme des tensions est illustré dans une «contestation du procès-verbal» déposée par les représentants des travailleurs en 1915. Dans une déclaration signée par chaque membre du groupe A, il est écrit: «L'art et la manière dont toutes les propositions du groupe A ont été rejetées par une faible majorité de conseillers d'administration regroupant pas même la moitié du collège ont de quoi surprendre». Cela n'est pas conforme à la volonté du législateur qui place les assurés au premier plan. Le groupe A, pour sa part, estime «ne pas avoir manqué de bonne volonté».
A la séance du Conseil d'administration du 1er décembre 1915, la majorité interpellée réagit par une déclaration où elle rejette la contestation du procès-verbal et rappelle à l'ordre les représentants des travailleurs: le «principe suprême de nos institutions» consiste «non pas seulement à ce qu'une minorité se soumette à une majorité, mais à ce que chaque administration et chacun de ses membres assument leurs responsabilités de bonne foi». Au cours des années qui suivront, les représentants des organisations de travailleurs devront se défendre à maintes reprises pour écarter tout soupçon d'avoir transmis des informations confidentielles à la presse.
Aucune comparaison avec l'économie privée
La représentation des branches au sein de l'organe suprême, considérée comme exemplaire pour la paix sociale en Suisse pendant de nombreuses décennies, est remise en question par les milieux politiques en 2005. En réaction aux transactions immobilières douteuses de la Suva dans le canton du Tessin, l'UDC exige même une privatisation, le PLR et le PDC invoquant des systèmes «dépassés» aux allures de «pratiques cérémonielles».
Franz Steinegger, président du Conseil d'administration de la Suva et ancien président du parti libéral-radical, rejette toute comparaison avec l'économie privée.
«L'organe qui chez nous s'appelle Conseil d'administration correspond à l'assemblée générale dans une société anonyme. Il procède aux nominations et statue sur les compétences en matière de dépenses et de budgets.» Le rôle que joue le Conseil d'administration dans une société anonyme est assumé à la Suva par les huit membres de la Commission du Conseil d'administration. Cela n'a pas empêché les partis politiques de trouver un large consensus pour une réduction à sept ou neuf membres au maximum.
En mars 2016, en réaction à la pression politique, la Suva amène une proposition de compromis. Le Conseil d'administration comprenant 40 sièges s'appellera «Conseil de surveillance», la Commission administrative deviendra «Conseil d'administration» et conservera ses huit membres recrutés au sein du Conseil de surveillance.
Moins de conseillers d'administration
C'est en 2008 que la question est soumise aux Chambres fédérales. Dans son message portant sur la révision de la loi sur l'assurance-accidents, le Conseil fédéral propose effectivement de transformer le Conseil d'administration en «Conseil de surveillance» et d'en réduire le nombre de sièges, passant ainsi de 40 à 25 membres. Le nouveau Conseil d'administration serait limité à sept personnes, mais qui ne pourraient pas siéger simultanément au Conseil de surveillance.
Les syndicats, craignant avant tout pour la représentation effective des assurés, sont les premiers à s'y opposer. S'ensuivent alors de longues tractations entre les partenaires sociaux qui finissent par s'accorder sur le maintien du statu quo. Les entreprises et les assurés n'ayant pas le droit de vote, il est important que le plus grand nombre possible de branches soient représentées au Conseil, comme les partenaires sociaux en convainquent le Conseil fédéral qui, dans son message complémentaire du 19 septembre 2014, confirme l'ancienne solution. Le Conseil d'administration change pourtant de nom: depuis le 1er janvier 2017, c'est-à-dire depuis l'entrée en vigueur de la révision de la LAA, il s'appelle «Conseil de la Suva» et demeure composé de seize représentants des travailleurs, seize représentants des employeurs et huit représentants de la Confédération. De façon analogue, la Commission administrative est rebaptisée «Commission du Conseil de la Suva».
Avec la révision de la LAA, le Conseil de la Suva se voit doté d'une compétence complémentaire. C'est lui, en effet, et non plus le Conseil fédéral, qui nomme désormais les membres de la Direction.
Immage-titre: Première page du «Nebelspalter» du 28 septembre 1912: «S'agissant d'une œuvre de paix "sociale", chacun exige des indemnités journalières pour la démocratie sociale sociale (Greulich, Scherrer et Cie).»