«… pour adoucir le sort des victimes d'accident…»
Il y a cent ans, les possibilités médicales étaient limitées, très limitées – en particulier en médecine des accidents. Rien qu'une fracture constituait souvent un problème pour les médecins, les appareils de radiographie étaient hors de prix et la pénicilline n'avait pas encore été découverte. Ce fut à la nouvelle caisse d'assurance de faire son expérience et de défricher un domaine inconnu, encore et toujours.
Table des matières
Tout ce que la Caisse nationale suisse d'assurance en cas d'accidents a fait, elle l'a fait afin «d'adoucir autant que faire se peut le sort des victimes d'accident dans leur âpre lutte pour l'existence». C'est ainsi que s'exprimait Hermann Schüpbach, président du conseil d'administration de 1921 à 1948, dans un article de 1942 traitant de «Bilan et perspectives».
Parmi les tâches en question figuraient non seulement la protection financière des accidentés, mais aussi la guérison et la récupération de la capacité de travail, ce qui était impossible sans la médecine et les progrès médicaux.
Or, précisément, «la médecine des accidents est un enfant mal aimé de la médecine», écrivait Daniele Pometta, médecin-chef de la Caisse de 1914 à 1934, dans la «Revue suisse de médecine» de 1917. Ni les soins aigus, ni la guérison fonctionnelle n'étaient enseignés à l'université.
Dès son entrée en fonction, Pometta prit lui-même en mains la formation des médecins libéraux, et en 1918 il fit également paraître ses «Principes pour la pratique médicale des accidents» sous la forme d'un livre de 340 pages. La médecine des accidents n'intéressait alors qu'une poignée de spécialistes.
L'essor de la médecine moderne
Toutefois, la fondation de la Caisse d'assurance en cas d'accidents intervint à une époque marquée également par l'essor de la médecine moderne. Depuis la seconde moitié du XIXe siècle, les premières formes (rudimentaires) d'anesthésie avaient été développées et les transfusions sanguines étaient connues en Suisse depuis la construction du tunnel de chemin de fer du du St-Gothard. Au tournant du siècle, l'asepsie avait également été introduite dans les salles de soins. Bien qu'il s'agît là d'une étape importante, les opérations demeuraient entachées d'un risque considérable et les infections des plaies étaient souvent à l'origine de complications. C'est ainsi que jusque dans les années cinquante les fractures n'étaient traitées que par des poids de traction et des bandages plâtrés. Cela se traduisait sans cesse par des raccourcissements, des déformations et des déplacements, autrement dit par des malformations. Ce n'est qu'ultérieurement que le traitement chirurgical des fractures est devenu la règle.
Grâce à son travail de persuasion, on doit aussi en partie à la Caisse d'assurance l'introduction de la médecine des accidents dans les universités suisses. Inversement, la médecine des accidents a profité des évolutions médicales de l'époque, en particulier des progrès du traitement des infections des plaies et des chocs. La pénicilline fut découverte en 1928, ce qui permit le développement des antibiotiques. En 1939, la Croix-Rouge suisse organisa pour la première fois un service de transfusion sanguine, mais à l'époque, pour les besoins de l'armée seulement.
L'évolution médicale a été sans cesse favorisée par les exigences et les possibilités de la Caisse d'assurance. Ainsi, bien que la technique radiographique fût connue depuis la fin du XIXe siècle, les médecins exerçant en privé ne pouvaient pas se permettre d'acheter des appareils de radiographie. Au début des années 1920, quelques «médecins d'arrondissement» – c'est-à-dire des médecins qui, outre leur activité privée, travaillaient comme médecins-conseils pour les agences d'arrondissement de la Suva – introduisirent des «cabinets de radiographie» dans des cabinets privés. C'est au plus tard en 1923 ou 1924 que le service médical à Lucerne a dû disposer d'un appareil de radiographie. Reste qu'en 1926, l'acquisition d'un nouvel appareil fut inscrite au budget au motif que «l'ancien appareil ne correspond plus aux exigences actuelles et est hors service». En attentant, le service médical s'arrangeait «avec un petit appareil portable».
Tout commença avec un seul médecin
Dans l'administration centrale, il n'y avait alors qu'un seul médecin, Daniele Pometta. Les neuf médecins d'arrondissement (des neuf agences d'arrondissement) étaient des généralistes qui travaillaient pour la Caisse à titre accessoire. Ce système suffit apparemment jusqu'en 1927. Ce n'est qu'alors que le conseil d'administration décida d'introduire l'activité à plein temps. En 1928, cinq des neuf médecins d'arrondissement travaillaient déjà exclusivement pour la Suva.
C'est dans les années 1930 que le service de médecine du travail fut créé; il avait la charge des maladies professionnelles. Sous l'effet de la silicose (pneumoconiose), à l'origine d'un grand nombre de cas de maladie dans l'entre-deux guerres, le travail de prévention gagna aussi en importance. En 1939, on comptait neuf médecins dans l'administration centrale et plus d'une douzaine étaient employés dans les agences d'arrondissement.
La revalorisation formelle de la fonction de médecin-chef à Lucerne n'intervint qu'en 1942. Bien que son importance fût incontestée depuis la fondation de la Caisse, elle ne se reflétait pas à l'avenant dans la structure organisationnelle. Ce n'est que le 27 mars 1942 que le chef de la division médicale fut doté des compétences d'un sous-directeur et placé directement sous l'autorité du directeur.
Chirurgiens, internistes, psychiatres
Le nombre des médecins de la Suva augmenta après-guerre. En 1968, ils étaient déjà 30 à la direction centrale et dans les agences d'arrondissement. Ils conseillaient aussi bien l'administration que les médecins traitants. La véritable croissance a néanmoins commencé avec l'ouverture des cliniques de réadaptation à Bellikon (1974) et à Sion (1999). En 1993, le nombre de médecins employés en médecine des accidents, en médecine du travail et en réadaptation était passé à 80. Aujourd'hui, la Suva compte quelque 200 spécialistes.
Les années 1990 furent celles de l'établissement des domaines spéciaux de la médecine du travail et de la médecine des assurances. Si on fit initialement appel à des chirurgiens et des internistes pour les cas de sinistres, s'y ajoutèrent ensuite aussi des neurologues, des psychiatres, des dermatologues, des ORL ainsi que des ophtalmologistes et les spécialistes dans les cliniques de réadaptation.
Objectif premier: la capacité de travail
Dans un bilan datant de 1917, Daniele Pometta écrivait dans la «Revue suisse de médecine» que
«la force vitale de notre pays [réside] dans la capacité de travail des citoyens… et nous devons donc tout mettre en œuvre pour rétablir cette capacité de travail.»
La mission-clé des premiers médecins de la Suva fut de contrôler la relation de causalité entre un accident et l'atteinte à la santé, et d'évaluer la capacité de travail des assurés. Mais au début ils s'occupaient également des soins aux accidentés et conseillaient les médecins traitants sur des questions médicales. En effet, on assistait sans arrêt à des infections de plaies parce que les accidentés ne consultaient pas de médecin à temps, et qu'ils «ne comprenaient pas leur lésion». A cet égard, les médecins de la Suva misèrent précocement sur des campagnes d'information.
Lorsque le niveau de prise en charge des accidentés à la phase aiguë promettait de s'améliorer, les médecins de la Suva portèrent davantage leur attention au suivi et à la réadaptation.
Ils sont aujourd'hui les interlocuteurs des médecins traitants et des gestionnaires de la division des sinistres de la Suva. Le cas échéant, ils examinent et conseillent les assurés. Ils accompagnent le processus de réinsertion professionnelle. A cet égard, l'évaluation de la capacité de travail revêt une importance centrale. De même, l'évaluation de l'atteinte à l'intégrité ou des limitations fonctionnelles résiduelles font partie des attributions de la médecine des assurances. Les médecins du travail jouent un rôle actif dans la prévention des maladies professionnelles, ainsi que dans l'appréciation de l'aptitude des assurés à exercer leur activité professionnelle.
Le fâcheux «effet du lundi»
Pendant les premières décennies, les rapports furent tendus entre la Suva et les médecins exerçant en privé. Les points litigieux concernaient aussi bien les tarifs que la tendance à fournir des prestations inutiles dite «pratique excessive». Finalement, une commission d'experts indépendante fut chargée d'examiner ces reproches. Dans son rapport de 1937, elle prit position en faveur de la Suva.
Outre la «pratique excessive», un autre point litigieux a traversé l'histoire de l'assurance-accidents, à savoir le phénomène dit «effet du lundi». Cela touche l'objectif central de la Suva, à savoir la réinsertion aussi rapide que possible des accidentés dans le processus du travail.
Ce thème fut abordé pour la première fois dans le rapport annuel de 1924. On pouvait y lire:
«Des difficultés ont également été créées à la Caisse nationale du fait que certains médecins ont coutume de traîner le traitement en longueur. Avec eux, on a la surprise typique de constater régulièrement que leurs patients redeviennent subitement valides et capables de travailler le jour où il reçoivent l'avis que ces assurés sont convoqués à se rendre à une visite de contrôle par le médecin d'arrondissement.»
La Suva avait déjà observé depuis longtemps que les médecins avaient tendance à déclarer leurs patients guéris pour un lundi. Dans une étude de 2012 ayant examiné plus de 165 000 cas, la Suva a constaté que près de 60 % des accidentés reprenaient leur travail un lundi. D'un point de vue purement statistique, ce chiffre devrait être de 15 % à peine. Pour la Suva, l'«effet du lundi» est pertinent dans la mesure où elle verse des indemnités journalières pour chaque jour de la semaine, par conséquent aussi le samedi et le dimanche.
Les résultats décevants du «New Case Management»
Après le tournant du millénaire, la Suva attendait beaucoup d'un nouveau modèle – le «New Case Management». Il s'agissait d'un instrument de prise en charge conçu pour la réinsertion des patients présentant des problèmes complexes, y compris d'ordre psychosocial.
La gestion des cas de la Suva se heurta tout d'abord au scepticisme des médecins, puis rencontra un large assentiment dans le sondage de satisfaction de 2010. Toutefois, l'enquête de 2014 révéla que les avis sur le «New Case Management» étaient encore plus négatifs qu'en 2010. En outre, dans une vaste étude d'impact de 2015, la Suva parvint elle-même à la conclusion que «comparé au suivi standard, le coaching intensif n'a débouché sur aucune amélioration de la capacité de travail à court ou à moyen terme». En ce qui concerne la réadaptation médicale, les frais de traitement s'avéraient même plus élevés qu'avec la prise en charge standard et le taux de réinsertion professionnelle ne dépendait pas du degré de prise en charge du cas. Cette étude avait pris en compte les informations de 8050 accidentés sur une période de six ans. C'est sur la base de ces résultats que la Suva a renoncé à une gestion des cas schématique et est passée depuis 2015 à une prise en charge des cas adaptée à chaque situation.
Les médecins des assurances sont-ils devenus les nouveaux juges?
L'introduction des assurances sociales a élargi le spectre d'activité des médecins. Tout médecin exerçant la médecine s'est ainsi vu conférer des tâches socio-médicales, notamment l'appréciation de la capacité de travail. Pour les médecins spécialisés dans la médecine des assurances s'y ajoutent d'autres tâches socio-médicales, par exemple l'évaluation de l'efficacité de nouvelles méthodes. En bref, la mise en œuvre des assurances sociales est impensable sans une collaboration médicale.
En pratique, cela peut mener à des conflits d'objectifs chez le médecin traitant: est-il l'avocat du patient qui lui est confié? Ou bien a-t-il également un rôle sociétal à remplir? Les médecins travaillant pour les assurances sociales observent une certaine «médicalisation de la gestion des cas», selon l'expression de Christian Ludwig, médecin-chef de la Suva.
Comme dans la société en général, les assurances sociales témoignent aussi d'une tendance à voir des éléments médicaux dans toutes les questions qui se posent et donc à faire appel à des experts médicaux. On sait le poids considérable que les tribunaux accordent aujourd'hui aux rapports des experts. Dans ce contexte, les médecins concernés doivent veiller tout particulièrement à se cantonner à leurs prérogatives et à ne pas se laisser attirer sur le terrain juridique.
Image-titre: Salle de radiographie de la Caisse nationale, Lucerne, 1942